Chapître 2 : 12 années de repos
(1 ére partie)
Les savants disciples d’Esculape penchés sur ma vie naissante m’avaient prédit, avec un peu de chance et beaucoup de soins, de neuf à dix ans de vie. Beaucoup de repos, pas de grandes émotions ni de jeux violents sinon ma vie serait très brève. Que fait un bébé condamné à ne pas bouger? Il dort et observe les adultes.
Je n’ai aucun souvenir de mes trois premières années. Ma mère, mon oncle et mes grands parents Guilbeault m’ont tous raconté les mêmes choses : je n’ai pas dit un mot avant ma deuxième année et je n’ai jamais parlé en bébé, à trois ans je parlais l’anglais en plus du français.
Ce phénomène s’explique : ma mère parlait français à ses enfants, mon père, il parlait huit langues, nous parlait surtout en anglais et ma mère et lui se parlaient toujours en anglais. Comme je n’avais rien d’autre à faire, j’ai appris les deux langues en même temps. Les années m’ont confirmé la justesse de mon choix, (bon, j’exagère un peu en parlant de choix, je suis brillant mais quand même!) d’être bilingue.
Au cours de ces trois années, je crois comprendre que nous nous sommes promenés entre Québec et Montréal au hasard des activités de mon père, sauveur de restaurants et un peu « gambler» professionnel ; je suppose que l’un ne va pas sans l’autre. Vers mes trois ans, j’ai conscience de m’être retrouvé à Chicoutimi avec un petit frère, Pierre né en 1934 et baptisé à Montréal. Il devait donc être bébé naissant quand nous sommes déménagés. J’ai pris conscience de son existence quelques années plus tard : sur son tricycle, il est passé sur les rails et les wagons de mon train mécanique, mon seul jouet significatif…après m’avoir indiqué qu’il le ferait. Ma mère ne l’avait pas disputé, il ne comprenait pas dit-elle.
À ce moment là, maman devait être enceinte de mon frère Roméo né en 1936 à Chicoutimi. À cinq ans, je me souciais peu de ces détails mais je me souviens très bien que le bébé, que j’avais baptisé « face de patate», était resté trois mois à la maternité du Dr Dumas et de ses sept filles, toutes infirmières. Ma mère avait toujours voulu avoir une fille. L’accouchement, m’a-t-on dit avait été très difficile et les sœurs Dumas, pour la consoler, lui avait dit qu’elle avait eu une fille. Quand elle prit conscience que la fille était un garçon, elle a refusé de ramener le bébé à la maison. Quand les sœurs Dumas, après trois mois, offrirent d’adopter le bébé, maman se décida à le ramener chez-nous.
Hormis cet incident, la vie s’écoulait paisible. J’apprenais à lire, à écrire et, à mon corps défendant, à compter. Ma seule activité consistait à lire tout ce qui me tombait sous la main : journaux, revues, livres de contes, bandes dessinées, rien ne m’échappait. Comme je ne me décidais pas à mourir, on me permit de sortir un peu.
Un jour, je me retrouvai sur le quai pendant qu’un grand bateau blanc accostait. Pendant la manœuvre, des personnes sur le pont lançaient des sous sur le quai et les enfants se battaient pour les ramasser. Ces gens semblaient s’en amuser. Avec deux garçons, que j’appris à connaître par la suite, je regardais sans comprendre. Les passagers commencèrent à débarquer et quelques uns s’approchèrent :
- - What don’t you want to have some money?
- - Why, répondis-je?
- -- Oh! You speak English?
- Yes, et les deux autres répondirent aussi.
La conversation s’engagea, les demandes de renseignements s’ensuivirent et bientôt, sans avoir à nous battre ni déchirer nos vêtements nous avions un joli pécule d’accumulé en dollars américains (mais ça, nous ne la savions pas avant que nos parents nous le disent). Ce rituel se poursuivit tout les étés jusqu’à notre départ pour Montréal en 1941. J’avais alors dix ans et je vivais toujours à la grande surprise des savants médicastres, aurait dit Molière que je ne connaissais pas encore.
(à suivre...)