lundi 8 août 2011

Mémoires...

Chapitre 8 : Les années floues

(1951-1954)

Le Noviciat des Pères Oblats, à Chambly, offrait un accueil impressionnant.  Ses 5 ou 6 étages, son allée menant, au bout d’un parc, au portail de la vaste structure en U ouvrant ses bras à toute cette jeunesse venue s’y blottir, donnait un sentiment de paix et de sérénité.  L e hall d’entrée, si je me souviens bien, était majestueux avec ses marbres et son éclairage tout en douceur.  Le silence vous enveloppait de ouate et forçait le recueillement.  Après la bienvenue, on me conduisit à ma chambre, appelée cellule dans le langage monastique.
La première semaine, les exercices liturgiques, la prise d’habit (laisser les vêtements laïcs pour la soutane), la prise de contact avec les nouveaux Frères, tout ce remue-ménage, laissaient peu de place à la véritable question : qu’est-ce que je suis venu faire ici?  Le véritable questionnement commença dans les semaines suivantes.  Les Offices à la chapelle, le travail à la bibliothèque, j’y avais été affecté, me donnait beaucoup de satisfaction, certes, mais rien de différent de celle que je ressentais à l’extérieur.  Côté spirituel, j’avais vécu des expériences plus intenses dans la forêt (un petit côté païen?) ou, même, lors de mes longues promenades solitaires dans le bruit de la ville ou dans l’effervescence des camps scouts.
Deux éléments me déplaisaient souverainement : le rituel de l’auto-flagellation du vendredi soir, si bénigne cette flagellation fut-elle, et la correction fraternelle présentée comme la fine fleur de la charité.  Il devint vite évident que cette « fine fleur » était truffée des épines des règlements de compte et de l’auto-promotion, la charité en prenait pour son rhume dans toutes ses dénonciations et ces blâmes pas toujours justifiés.  La discipline, c’est comme ça qu’on nommait l’auto-flagellation et le petit fouet de corde tressée dont on se servait pour le rituel, devait châtier le corps et apaiser les passions;  chez certains, elle les exacerbait plutôt, les passions.  Après deux mois et demi de ce régime, j’ai quitté la soutane et suis revenu à la vie laïque.  Entré le 28 juillet 1951, j’ai quitté à la mi-octobre.
Partir n’était pas le plus difficile.  La voie des études désormais fermée, il fallait gagner ma vie.  Au début des années 50, une dépression s’annonçait.  Les vétérans et les mis à pied de l’industrie de guerre inondaient le marché du travail.  J’avais une belle culture mais aucune formation spécifique ni expérience de travail.  Partout où j’allais, je me faisais dire que j’avais certes de belles connaissances mais pas celles que l’employeur recherchait ou encore : «Vous êtes trop instruit pour l’emploi que nous offrons, cela ne vous intéressera pas et vous ne resterez pas».  J’ai eu une petite phase dépressive, je l’avoue, devant ce cul-de-sac apparent.
Un jour, lors d’une rencontre de chefs scouts, un de mes ex-condisciples au collège me dit avoir peut-être un emploi pour moi.  La compagnie d’assurance qui l’employait cherchait quelqu’un pour l’aider dans son travail.  Il me présente à son patron qui me dit : «Si  J.-G. vous recommande, ça va.  Quand pouvez-vous commencer?»  Le lendemain, je commençais mon premier véritable emploi.  Notre service recevait et acheminait le courrier interne et externe, classait et recherchait les dossiers des assurés et fournissait les serviettes sanitaires pour la toilette des femmes.  Quand nous trouvions une note anonyme demandant une  boîte de sandwiches, nous déposions une boîte de ces serviettes sur une filière convenue…et tout le monde était heureux.  La beauté de la chose, cependant, c’était la presse rotative-couleurs dont la compagnie s’était dotée pour imprimer ses propres contrats d’assurance.
L’ami J.-G., avait été formé à opérer la machine et il était le seul à pouvoir le faire.  Il me forma à le faire aussi.  En 1951, la compagnie était la première à Montréal à posséder une telle machine.  Bientôt une compagnie voisine s’en procura une et, en l’espace de quelques mois, notre salaire doubla, ou presque.  Il suffisait de dire que tel gérant nous avait parlé et le tour était joué.  Essayez de faire ça aujourd’hui.
En septembre 1952, j’avais réussi à me mettre des sous de côté et je crus pouvoir m’inscrire à l’École normale Jacques-Cartier pour obtenir un brevet d’enseignement.  Évidemment, ma mère n’était pas d’accord, je ne ferais jamais un bon professeur, etc, etc…  J’y suis quand même allé.  J’y ai rencontré deux amis que je vois encore et un certain nombre de nationalistes exacerbés que je ne vois plus.  Les places étaient contingentées et ces bons chrétiens me taxaient de voler la place d’un VRAI Québécois. 
Les frais avaient beau être minimes, mes sous s’épuisaient quand même.  Je rencontrai le directeur pour lui demander une lettre de recommandation et un formulaire pour un Prêt d’honneur de la Société Saint-Jean-Baptiste.  Le brave me regarda avec un petit sourire en coin et déclara : «Mon Costopoulos, avec un nom comme le tien, ne perds pas ton temps à demander un prêt à la SSJB».  J’étais de retour sur le marché du travail.
Commis vendeur de vêtements pour hommes chez Eaton, le temps d’une vente de janvier, classeur et étiqueteur de livres à la librairie des Clercs de St-Viateur, ajusteur dans une compagnie d’assurances accident-maladie pour une compagnie qui ne payait à peu près jamais rien, tout ça entrecoupé de périodes de chômage plus ou moins longues, telle fut ma vie de 1953 à mars 1954 quand la chance me sourit enfin via mon aumônier scout.
De 1951 à 1954, si je n’ai pas sombré, c’est grâce au scoutisme qui fut ma stabilité, mon engagement, là où je me sentais utile à quelque chose; je me souviens encore avec émotion de cette période et je dois une fière chandelle à Robert Baden-Powell Lord Gillwell.
(à suivre...)