lundi 18 juillet 2011

Mémoires...



Chapître 5 : « Là, tu vas travailler où? »


Mon grand-père avait commencé à travailler à 10 ans, ma grand-mère, à 12 ans, ma mère et son frère, à 18ans.  Mon grand-père avait 2 ans de scolarité, ma grand-mère avait eu la chance de travailler comme domestique dans une famille aisée qui l’avait envoyée à l’école et lui avait appris le français, qu’elle ignorait après avoir grandi en Ontario.  Ma mère avait terminé sa 7ième année, mon oncle aussi.   À l’époque, avec une 7ième année vous pouviez avoir un certificat d’enseignement.  Ma mère enseigna donc.  Mon oncle entra, à 18 ans, au service de The Montreal Gazette Printing Company où il travailla 52 ans.  Essayez de faire ça maintenant!
Au printemps 1945, après la fin de ma 6ième année, mon grand-père me demanda : 
-Là, tu vas travailler où? 
-Je vais faire mon cours classique, grand-papa.
-C’est quoi ça?
-Je vais apprendre du français, de l’anglais, du latin, du grec, des mathématiques, de l’histoire, de la géographie et autres choses.
-C’est pas des métiers ça.  Ça sert à rien, fais donc comme tout le monde pis va donc travailler.  Tu seras utile à quelque chose au moins.
Grand-maman, silencieuse jusque là, toussa un peu et déclara :
-Laisse-le tranquille.  Tu veux qu’il fasse comme nous, une vie de misère?  Les jeunes aujourd’hui ont besoin d’instruction.  Laisse parler ton grand-père et va au collège.  C’est pas parce qu’il sait pas lire que tout le monde doit être pareil!
Marie-Louise avait parlé,  Adélard se tut et retourna rouler ses cigares (il était cigarier de métier.  Il avait pratiqué son métier en usine jusqu’à une grève des cigariers en 1907.  À la fin de la grève, lui et ses collègues avaient tous été remplacés par des machines.  Il continuait à faire des cigares avec la vente desquels il se faisait de l’argent de poche).  Plus tard, quand des gens lui demandait ce que je faisais, bougon, il lançait : « Y fait rien, y’étudie ».  Mais à moi il ne m’en reparlera plus.
Septembre 1945 j’entre au collège… et dans un monde nouveau, totalement inconnu et effarant.  Ce matin-là, nous sommes 101 petits nouveaux (petits NAVETS, disaient les plus anciens) examinés, scrutés, pesés et évalués par les 400 déjà installés au cours des années passées.  Première découverte : je suis assis avec quelques vrais riches, des fils de juges, de médecins, d’avocats et d’un très  prospère maraîcher.  Heureusement, d’autres viennent d’un milieu plus proche du mien.  Nous deviendrons de bons amis « de tramway » car nous résidons tous loin du collège.  Les autres ont des parents qui les voiturent.
Dès la première journée, le Père Supérieur nous rappela que nous étions des privilégiés, que le collège avait été fondé, en 1933, pour permettre aux fils d’ouvriers d’avoir accès à l’élite de demain.  Nous serions cette élite.  En plus de la découverte de l’élite, ce jour de septembre, j’ai découvert que je faisais parti d’une minorité.  Déjà, mon grand-père nous disait, à mes frères et à moi, qu’il nous aimait bien mais que nous n’étions pas de sa race; mais au collège, avec deux autres, je n’étais pas de la race des 399 autres… Rapidement, nos aimables condisciples nous le firent sentir.  Je venais de prendre conscience du nationalisme et du racisme.  Un pas vers les sciences sociales?


Mes grands-parents, Marie-Louise Guindon, 80 ans, et Adélard Guilbeault, 78 ans, vers 1950 .


(à suivre...)

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