Voici une petite histoire pour cette période au cours de laquelle les humains souhaitent que l'amour et la paix s'installent sur notre planète encore bleue...mais pour combien de temps?
Pomme d’amour
1945, Marie, 14 ans, se repose sur un banc au pied du Mont Royal. Elle habite rue St-Paul proche du marché Bonsecours. Son père est débardeur. Patrick, 14 ans aussi, habite le Griffintown, son père est peaussier chez Hollander furs. Comme Marie et beaucoup de jeunes du bas de la ville, il aime bien se balader sur le Mont Royal, leur campagne, leur country club.
Croquant une pomme, il passe devant le banc de Marie. Du doigt il montre la place vide à côté d’elle et demande : « May I? » Elle dit oui. Après un court instant, il lui offre de partager sa pomme et, sortant un canif de sa poche, il en coupe une grosse tranche du côté non mordu. Elle sourit et accepte. Elle en français, lui en anglais, ils se parlent…et se comprennent approximativement.
Le temps passe et le soleil baisse, Patrick se penche vers Marie et lui dit à l’oreille : « Tomorrow? » Elle dit oui. Ce soir là, Marie court à la bibliothèque emprunter l’Anglais rendu facile, Patrick va chercher French made easy.
Leurs rendez-vous montagnards deviennent réguliers et, les années passant, ils se retrouvent à l’heure des orientations sérieuses. Tous deux ont un emploi d’étudiants et se dirigent en Droit, lui à McGill, elle à Montréal, mais le banc du Mont Royal demeure un point de rencontre incontournable. Ce banc devient leur salle d’étude, ils y comparent leurs notes, elle le familiarise avec le Code Napoléon, il lui fait comprendre la Common Law. Le même jour les verra admis au barreau.
La famille de Marie voulait un mariage à Notre-Dame, leur église paroissiale, celle de Patrick voulait St-Patrick…les tourtereaux, après bien des démarches, obtinrent la permission de se marier à la chapelle de la mission catholique chinoise de la rue Lagauchetière au coin de Chenneville, compromis bien canadien. Après les festivités d’usage, ils annoncèrent aux deux familles sidérées leur prochain départ pour Toronto. On les embauchait dans une Étude légale, lui pour sa spécialisation en droit corporatif, elle pour sa connaissance du droit civil…et une clientèle franco-ontarienne croissante…et plus revendicatrice.
Un jour, le facteur dépose chez eux une lettre en provenance de la Lakehead University, à Thunderbay. Une nouvelle fenêtre s’ouvre pour eux : Patrick serait affecté au contentieux de l’université, elle familiariserait les étudiants au code civil québécois et à ses différences avec la Common Law. Les enfants étaient partis vers leurs vies, le nid était vide…ils acceptèrent.
Ils s’installèrent dans un joli bungalow à flanc de coteau à côté de l’université, De leur véranda ils voyaient la baie et le fameux Géant Endormi qui en protège l’entrée. Ils y coulèrent des jours calmes et heureux. À l’aube de 1997, ils se retrouvèrent au seuil de la retraite. L’Ouest canadien les avait toujours intrigués…mais ils n’y étaient jamais allés. Ils iraient donc.
À Winnipeg, après avoir salué les mânes de Gabriel Roy à St-Boniface, ils enfilèrent la branche nord de la Transcanadienne. On leur avait dit qu’ils y verraient mieux les Rocheuses que par le sud, et c’est vrai. Ils s’extasièrent au pied du mont Robson et faillirent être chargés par un mouflon qu’ils avaient dérangé. En Colombie britannique, la descente vers le traversier, à Horseshoe Bay, leur révéla un paysage féérique et le parc autour du quai leur procura un banc qui les remplit de nostalgie. Mais ils voulaient aller sur l’île de Vancouver. Pendant la traversée, ils tentèrent de se tenir sur la proue du navire mais le vent si fort les repoussa vite vers la baie vitrée du salon des passagers.
Arrivée banale à Nanaïmo, petite ville sans grand caractère. À 45 minutes de route de là, ils s’arrêtèrent à Chemainus. Quelle révélation! Proprette et coquette, Chemainus étale son histoire sur tous les murs de ses édifices et même sur ses poubelles, pardon, ses « beautification barrels », joliment encastrées dans des cubes ornés de peintures colorées et évocatrices. Ils débouchèrent bientôt sur un petit parc orné de sculptures. Un banc y accueillait les voyageurs fatigués. Du banc on voyait les œuvres d’art et au-delà, les collines de l’île. Ils s’assirent un long moment, main dans la main, en silence.
Chemainus les avait conquis et ils n’en repartirent pas.
Paul Costopoulos, Longueuil, mardi, 29 septembre 2009
(Texte rédigé dans le cadre d'un groupe d'écriture au McGill Institute for Learning in Retirement--MILR)