La Complainte de Rio Colorado
“N’ai-je donc blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en jour flétris tant de
lauriers? »
Corneille, Le Cid (Don Diègue)
Voici un peu plus de
dix-sept millions d’années, je naissais, fièr torrent, dans les hauts cols des
Rocheuses en plein soulèvement. Mon
impétuosité eût tôt fait de m’ouvrir un chemin à travers le sol jusqu’au golfe
qui ne s’appelait pas encore « de Californie ».
Je coulais des jours
heureux quand, il y a environ douze mille ans, les bipèdes humains se sont
installés sur mes rives. Au début, tout
alla plutôt bien. Peu nombreux, ils me
respectaient, moi, mes habitants sous-marins et les animaux qui venaient
s’abreuver à mes eaux.
Vers l’an 1500,
d’autres bipèdes humains arrivèrent, vêtus de cottes de mailles, armés de pied
en cap et lançant le feu au bout de longs bâtons. Dès ce moment les choses se gâtèrent. Très rapidement plus nombreux, ils pillèrent
mes ressources, entravèrent mon cours et puisèrent mon eau pour toute sorte de
choses que notre Mère Terre n’avait
jamais prévues.
J’avais bien réussi,
au cours des millénaires, à me protéger un peu en creusant de profondes
tranchées au fond desquelles je me cachais.
Peine perdue, ils réussissaient toujours à me rejoindre. Plus, un jour, ils conçurent un truc appelé
« électricité ». Pour la
produire, un peu partout dans mes gorges,
ils construisirent d’immenses barrières où ils installèrent d’énormes
trucs qui produisaient des étincelles et, paraît-il, de l’électricité.
Ces bipèdes formèrent des
groupes, puis des villages qui devinrent des villes avec des usines et des
égouts et des aqueducs. Pour ces villes
et les campagnes qui les nourrissaient, ils puisèrent de plus en plus d’eau;
avec l’eau retenue derrière leurs barrages, J’avais de moins en moins d’eau
dans mon lit. L’humeur de notre Mère la
Terre s’en échauffa et mon eau s’évapora encore plus vite, surtout que les
bipèdes, par toutes leurs activités et leur pollution, contribuaient aussi à ce
réchauffement d’humeur.
Je ne suis plus qu’un
pauvre fleuve, mâté, dompté, presque asséché, ou en voie de le devenir, et je
m’épuise avant d’arriver au bout de mon cours.
Je n’ai plus de nouvelles du Golfe de Californie, puisqu’il paraît qu’il
s’appelle, maintenant, comme ça.
Porte-parole :
Paul Costopoulos, jeudi, 2 février 2012