L’Importé
(Paul Costopoulos, mardi, 26 janvier 2010)
Les espoirs de 1945 étaient, pour la première fois, regroupés dans la salle d’étude d’Éléments-Syntaxe-Méthode. Le supérieur du collège leur souhaitait la bienvenue soulignant leur chance d’avoir été choisis parmi les fils de la classe ouvrière pour appartenir aux élites de demain. Fondé en 1933, le collège avait pour mission de donner accès aux fils de familles moins fortunées au cours classique porte d’entrée privilégiée des hautes sphères intellectuelles, sociales, religieuses et politiques (le monde des affaires? Pas dans le portrait).
Étrennant ces bancs et les réchauffant pour les trois prochaines années, cent un garçons avaient hâte qu’il finisse pour aller explorer ce nouvel univers. Tous, sauf trois, provenaient de familles supposément pure-laine. Ces trois avaient une mère canadienne-française (c’est comme ça qu’on disait dans le temps) mais des pères immigrants syrien, ukrainien et grec. Un quatrième ne s’en vantait pas mais son nom français cachait une mère américaine et une langue maternelle anglaise; il se fondait donc dans la masse.
Bientôt le racisme montra le bout de son nez. Tout d’abord, on les ignora ces trois importés. Puis des petites remarques du genre : « D’où tu viens? » Plus subtile encore : « Quand tu retournes chez-vous? » Un peu plus agressif : « Ton père vole les jobs de nos pères! » Un jour, à la cafétéria, le grec demande qu’on lui passe le sucre, S.V.P., avec un air de dédain, son vis-à-vis, R.V., lui dit : « J’ai pas à passer le sucre à un maudit grec comme toé ». Avec une agilité et une énergie qu’il s’ignorait, en une fraction de seconde, le
« maudit grec » avait sauté par-dessus la table et tenait le pure-laine à la gorge. Il fallut six paires de mains et un professeur pour lui faire lâcher la boule de laine affalée inconsciente sur le plancher.
Explications fournies, enquête complétée, R.V. eût une retenue de deux heures le jeudi suivant, le grec fut sérieusement averti de ne plus recommencer. Il s’en suivit une trêve, mais pas la paix. Les succès du grec faisaient grincer des dents et la place qu’il prenait dans les activités extracurriculaires portait ombrage à ceux qui se croyaient, du droit du premier occupant, seuls à devoir accéder aux responsabilités d’organisation. Un jour, un de ses rares alliés l’avisa qu’un groupe se préparait à le mettre à sa place le mardi midi suivant. Mardi et jeudi après-midi, congé, les gars s’attardaient souvent autour du collège. Ce mardi matin, le grec remit au supérieur du collège une enveloppe cachetée. Il mit le supérieur au courant de ce qui se préparait et lui demanda, s’il lui arrivait quelque chose d’ouvrir la lettre, sinon qu’il la détruise.
Ce midi-là, près de l’église St-Alphonse, le grec se trouva cerné par une quinzaine de gars, dont le syrien, sans se démonter il leur laissa savoir qu’une enveloppe contenant tous leurs noms étaient entre les mains du supérieur et il leur dit : « Maintenant faites ce que vous voudrez, moi, je ne bouge pas ». À ce moment précis, un hasard?, un prof passa par là et demanda si tout allait bien. Le groupe se dispersa aussitôt. Pour le reste de son cours, le grec, s’il ne fut pas universellement aimé fut, à tout le moins, craint et respecté.