La chaîne
La demoiselle, sur la tige du jonc, méditait. Lui la contemplait; bien sûr, le grand héron préfère un bon poisson ou une juteuse grenouille, mais il ne dédaigne pas, à l’occasion, un insecte bien charnu. Valait-elle cependant l’effort de se pencher si bas pour une si petite bouchée? Se rappela-t-il l’ancêtre dont Jean de Lafontaine jadis nous entretint?
Il allait se décider quand un gros moustique impudent vint voleter autour de sa tête. Il l’aurait écrabouillé avec volupté mais sans main comment voulez-vous y parvenir. Il avait beau secouer la tête, tordre son long cou, agiter les ailes, danser sur ses longues cannes, rien n’y faisait. Le cousin importun ne le lâchait pas. Il aurait pu s’envoler mais il aurait perdu sa proie, si minime fût-elle et elle semblait si appétissante et insouciante, un petit lunch sans problème quoi.
Une truite surveillait aussi la demoiselle …et le héron. L’une l’attirait, l’autre l’effrayait. Le moustique seul semblait s’amuser. Un badaud passant par là aurait, dans les instants suivants, assisté à une réaction en chaîne assez remarquable. La demoiselle prit soudain son envol et, avant qu’il l’ait vu venir, goba le moustique. Le héron libéré se saisit de la truite sidérée et la demoiselle s’éloigna satisfaite dans un grand bruit d’élytres, très consciente, comme toutes les demoiselles, des événements qu’elle venait de déclencher.
Sait-on jamais ce qu’une demoiselle mijote quand elle médite?
Paul Costopoulos, vendredi, 28 mai 2010