mercredi 29 juin 2011

Mémoires...

Chapître 2: troisième et dernière partie
Les Allemands avaient annexé l’Autriche et avait pris le Sudetenland à la Tchécoslovaquie.  Les rumeurs de guerre se faisaient plus précises.  Un camp militaire avait poussé à Chicoutimi.  Bientôt, les grands bateaux blancs de la Canada Steamship Line céderaient les quais à des cargos de toutes nationalités apportant les matières premières pour l’aluminerie d’Arvida et les fournitures pour le cantonnement du régiment du Saguenay et un détachement du Princess Patricia Light Cavalry venu de Saskatoon.  À l’automne 1939 commencèrent les exercices de « black out » car toute la région du Lac Saint-Jean au fleuve Saint Laurent, avec son aluminerie, ses barrages hydroélectriques, ses deux ports (Chicoutimi et La Baie) et son terminus ferroviaire constituait un objectif stratégique non négligeable.
Un soir de 1940, le mugissement de la sirène d’alerte annonça un nouvel exercice de « blackout ».  Nous devions éteindre nos appareils de radio, éteindre les lumières et tirer les rideaux.  Ma mère avait une singulière allergie aux directives de toutes sortes.  Elle tira les rideaux.  L’exercice semblait durer plus longtemps que d’habitude quand un garde civil frappa à la porte.  Ma mère ouvrit et l’homme, d’un ton péremptoire,  lui ordonna d’éteindre la lumière qui filtrait au dehors et de fermer la radio qu’il entendait maintenant que la porte était ouverte.  De toute façon les stations locales ne diffusaient pas et nous écoutions les ondes courtes.  Le lendemain matin, tout Chicoutimi  parlait de l’avion allemand qui avait survolé la région la veille au soir.  Nous avions eu une véritable alerte.
La guerre, d’une autre manière, prit, chez-nous, un visage concret.  Au cours de cette année là deux événements me frappèrent et s’inscrivirent à tout jamais dans ma mémoire.  Un midi, fait exceptionnel,  mon père arriva pour le repas avec deux personnes : le capitaine d’un vaisseau grec mouillé dans le port et une adolescente d’une quinzaine d’années.  Pendant le repas une alerte incendie se fit entendre à partir de la tour de l’hôtel de ville.  Elle appelait les pompiers volontaires et les policiers-pompiers en congé et leur indiquait le lieu approximatif de l’incendie.  La jeune fille se mit à crier et à courir dans tous les sens pour, à la fin, se jeter, en pleurant, sous la table.  C’était une jeune réfugiée grecque en transit vers New York après avoir vécu la vraie guerre là-bas.  Le capitaine et mon père la rassurèrent plusieurs minutes et le repas se termina sur une note plus légère.
Quelques semaines plus tard, mon père nous amena un matelot grec survivant de deux torpillages.  La dernière fois, il avait dérivé sur l’Atlantique dans un canot de sauvetage pendant une semaine avant d’être repéré par le navire qui l’avait amené à Chicoutimi.  Il devait passer quelques jours de repos chez-nous, avait annoncé mon père.  Rapidement nous l’avons baptisé « Americano » car li ne cessait de répéter « America, America…. », encore et encore.  La première nuit fut calme, c’est au matin que les choses se gâtèrent.  Je me suis réveillé avec l’impression que quelqu’un étouffait.  Dans la pénombre, je vis Americano qui pressait un oreiller sur la figure de Roméo, le plus jeune de nous trois.  J’ai crié, ma mère est venue et Americano s’est sauvé, en pleurant, dans la cuisine.  Mon père, alerté au restaurant, revint promptement avec le capitaine du navire.  Le malheureux expliqua qu’il nous trouvait si gentils qu’il voulait nous éviter de connaître les horreurs de la guerre…en nous tuant tous les trois.  Vous admettrez que pour un enfant à qui il fallait éviter les émotions fortes, c’était raté.
Cet automne là, nous n’avons pas revu notre père.  Nous avons quitté notre logement pour aller vivre dans deux chambres chez un Monsieur Therrien.  Ma mère expliqua que nos meubles avaient été mis en « storage » pour quelque temps.  Un jour, après le repas  du soir, ma mère me prit à part et me dit : «Va à la gare et fais attention de ne pas te faire voir.  Tu me diras si ton père prend le train et s’il est seul ».  Je me faufilai dans des wagons vides rangés sur une voie d’évitement le long du train en partance.  Remontant de wagon en wagon, j’arrivai à la hauteur d’un wagon où je vis mon père assis avec la veuve de la cérémonie pascale et ses deux enfants.  Le train quitta la gare sans que papa ou la dame en descendent.  Quatre ou cinq mois plus tard, au printemps 1941, nous sommes partis à Montréal.